13-01-22 – « La Corse et le problème français ». Une lecture de l’ouvrage de Charles-Henri Filippi

filippiJe viens de lire l’ouvrage de Charles-Henri Filippi : La Corse et le problème français (2021, Paris, Le Débat, Gallimard). Avec une plume enlevée, l’auteur développe si j’ai bien lu la thèse suivante : le problème corse n’est pas tant le sien que celui de la France elle-même. Avec l’effondrement de l’empire colonial et l’essoufflement du rayonnement du pays à l’international, essoufflement aggravé par l’avancée toujours plus importante de la mondialisation, les Corses ne trouvent plus dans l’ensemble national le cadre intégrateur nécessaire pour créer à la fois une adhésion collective à des valeurs universelles et une source d’énergie à déployer au service du destin de chacun et au bénéfice de la grandeur française.
Je laisse bien entendu à monsieur Filippi la responsabilité de son propos, il a parfaitement le droit de développer la thèse qu’il veut dans le cadre du débat d’idées. En cela, son point de vue apparaît aussi respectable que tout autre, pour peu que soient observés et appliqués les principes de la délibération démocratique chère au philosophe allemand Habermas. C’est donc avec le respect dû à la fois à sa personne et aux circonstances de son expression que je me propose d’analyser un extrait de son ouvrage, les pages 88 et 89, dans lesquelles j’ai identifié trois arguments. Je précise que je présente cette analyse en tant que sociolinguiste, donc en tant que spécialiste de la relation entre langage et société. Un sociolinguiste s’attache entre autres à montrer en quoi, sous quelques cieux que ce soit, nos conceptions des langues ne doivent strictement rien à un quelconque effet de nature mais au contraire relèvent d’abord et avant tout d’une construction sociale complexe, longue et bien souvent immédiatement inaccessible. Mais revenons à Habermas, qui parle lui-même de l’importance des actes de parole présents dans un énoncé discursif, de la nécessité de les effectuer dans un souci d’authenticité intellectuelle.
Justement, en étudiant les trois arguments dont j’ai parlé, c’est au contenu de ces actes de parole que je vais m’intéresser à présent chez monsieur Filippi.

  • Voici donc le premier : en Corse, « …le retour sur soi a été sur quelques décennies un facteur indiscutable d’appauvrissement intellectuel » (p. 88).

De quoi parle-t-il exactement ? D’abord d’un empan de temps : la période qui a suivi la prise de conscience de la situation d’abandon dans laquelle se trouvait la Corse – et les Corses – après notamment la tentative d’expérimentation nucléaire de l’Argentella, l’abandon de la ligne de chemin de fer Bastia-Portivechju, la décision de fermer les chemins de fer de la Corse, la gestion coloniale de question agricole par la Somivac (Francis Pomponi en parlait ainsi), les projets pharaoniques de développement
touristique à coups de milliards investis par des multinationales et enfin, dernier déclencheur du conflit dans sa phase aigüe, la question des boues rouges. Ensuite d’un objet, qu’il évite de nommer précisément : le mouvement dit du « riacquistu », qui voit s’engager intellectuels et gens ordinaires dans un combat pour la reconnaissance de la langue et la réhabilitation de la culture populaire. Ce combat a notamment abouti à la réouverture de l’université de Corse, à une forme de reconnaissance de la langue et à la décision de l’Unesco d’inscrire la paghjella au patrimoine universel de l’humanité, en 2009. Dans une parfaite maîtrise rhétorique, monsieur Filippi disqualifie donc un vaste mouvement venu de la Corse d’en bas, en le taxant d’intellectuellement débilitant pour l’île. Mais il le fait avec la subtilité nécessaire en maniant la ressource rhétorique de la litote, bien connue comme figure d’atténuation, contrairement à l’hyperbole, figure, elle, d’exagération. Au passage, il met ainsi en cause l’université de Corse à travers les études corses qu’on y a développées, la reconnaissance du corse au titre de la loi Deixonne, votée en 1951 et concédée pour le corse en… 1974, le Capes et la très récente agrégation des langues de France. Quant aux militants culturels, chanteurs, musiciens, acteurs, dramaturges et auteurs qui auront osé se commettre dans la favella materna, tous ceux-là
n’auront au fond rien fait d’autre que de rajouter à la clôture liquide de la mer celle de l’enfermement des esprits.

  • Deuxième argument à présent : eu égard à l’enjeu éducatif, qu’il considère comme capital, « la coofficialité », je cite, « est un projet pervers dont les effets pourraient être redoutables » (p. 89).

Le fameux « projet pervers » dont il est ici question est un concept linguistique et juridique mis en avant, en Corse, par le communiste Jean-Baptiste Marcellesi au début des années 80, concept acté dans la Constitution espagnole (Pays basque, Catalogne, Galice) et sous une forme différente au Royaume-Uni à travers le processus de dévolution (Pays de Galles) ou bien encore, avec de nécessaires nuances, selon la formule de la Constitution canadienne, sans parler de l’ancienne Union soviétique. Ce principe a fait l’objet d’un vote unanime au Conseil économique et social de la Corse en 1989 puis d’une motion adoptée à une large majorité sous la présidence de Paul Giacobbi, en 2013. La coofficialité ne concerne pas prioritairement les individus : elle vise à enjoindre aux institutions publiques de répondre indifféremment dans l’une ou l’autre langue aux demandes que pourraient leur adresser les citoyens. Elle a pour but d’offrir à la langue et à ses locuteurs une protection juridique dont les citoyens pourraient arguer devant le juge tandis qu’aujourd’hui, les langues dites régionales ne bénéficient d’aucun statut propice à garantir peu ou prou leur usage social et donc leur pérennité (voir la décision du Conseil d’Etat dans le cas du tilde du petit Fãnch). Loin de corrompre le corps social, comme le sous-entend monsieur Filippi, la coofficialité est donc un concept que le droit a enregistré dans son corpus à l’international. Elle n’a entraîné nulle part un étiolement démocratique, un appauvrissement intellectuel ou un effondrement moral. En Corse, ce concept a donc fini par emporter l’adhésion de la majeure partie de la classe politique.

  • Troisième et dernier argument : « Il faut faire de l’éducation le lien corse primordial, fondé sur la spécificité et la valeur des connaissances plus que sur leur langage » (ibid.). Entendons-nous d’abord sur le mot « primordial ».

Etymologiquement, il signifie « qui est à l’origine, le plus ancien, premier dans l’ordre ». Le lien primordial, en Corse et partout ailleurs, c’est celui de l’enfant avec ses parents, celui de l’individu avec les siens, sans lesquels personne ne peut tenir debout en tant qu’adulte. Mais soit, acceptons qu’ici soit soulignée l’importance de la question éducative, dans une île où le taux d’abandon des études après seize ans est proportionnellement le plus important de France. Mais que signifie alors un lien « fondé sur la spécificité et la valeur des connaissances plus que sur leur langage » ? Il faut décrypter ce passage sibyllin : ce fameux « langage », c’est l’enseignement de disciplines non linguistiques (l’histoire-géographie, la mathématique…) en corse dans le cadre d’un enseignement bilingue. Celui-ci est donc disqualifié par avance sans toutefois être nommé, sans doute pour éviter des réactions trop vives. Poussons donc l’analyse plus loin : mais pourquoi donc cette assignation flétrissante, en quoi une jeune fille ou un jeune homme ayant acquis un bagage scolaire en passant par l’éducation bilingue serait-il moins compétent ou moins ouvert que son alter-ego unilingue ?
C’est sans doute ici que demeure enfouie une conception des langues héritées des Lumières et de l’Encyclopédie : il y a les langues de l’esprit, les langues de l’universel et les baragouins, ces langages vulgaires, pauvres et incohérents utilisés par les gens du peuple dans leurs échanges limités et frustres. C’est cette conception du langage qui élève et de celui qui abaisse qui conduira, de fil en aiguille, à considérer qu’il existe des hommes plus rustres, plus près de l’état de nature que d’autres, des hommes que l’on n’hésitera pas à conquérir, à coloniser, dont on s’évertuera à piller les ressources de leurs terres et qu’on finira même par exposer dans des zoos humains avant de les envoyer en première ligne se faire tuer dans les affrontements de 14-18 pour un conflit -et une langue- auquel ils ne comprenaient strictement rien. Avec, en bouquet final, le flétrissement de leur personne, de leur groupe d’origine par un racisme radical dont ils paient et nous payons, aujourd’hui encore, les conséquences.
A la lecture de ce texte, j’espère que d’aucuns auront pu comprendre à quoi peut bien servir la sociolinguistique. En l’occurrence, elle nous aura permis de traverser le miroir d’un propos qui nomme, trie et disqualifie sans jamais dire vraiment de quoi et de qui il parle tout en l’identifiant par le recours à la modalité de l’implicite (« Je n’ai pas besoin de désigner distinctement car nous nous comprenons à demi-mot »), laquelle vise à engendrer la connivence et donc l’adhésion tacite au point de vue énoncé. La vieille technique rhétorique du sous-entendu peut encore marcher avec qui ne sait la démystifier. En cela, monsieur Filippi a raison : il faut posséder indéniablement une certaine maîtrise langagière : celle-ci permet d’assurer une position de domination culturelle. Mais cette même maîtrise langagière offre aussi le moyen de retourner les discours apparemment les plus sophistiqués. Pire, le bilinguisme n’empêche d’accéder ni à un certain niveau d’habileté langagière ni à des compétences d’analyse poussées, pour peu qu’on ait suffisamment exercé sa musculature intellectuelle…
Pascal Ottavi, sociolinguiste

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