Réflexion de Roger Martelli sur le concept de Nation

Une réflexion qui interroge sur le concept de Nation et sur les repères révolutionnaires qui sont les nôtres

Pour une conception moderne de l’unité nationale

Décentralisation, reconnaissance des spécificités culturelles, attitude à l’égard des langues régionales : périodiquement, resurgit le débat de l’unité nationale. Alors, tout se passe comme si la polémique se menait autour d’un dualisme simple, comme si, à tout jamais, l’histoire rejouait le vieux dilemme des Girondins et des Jacobins. « La contre-révolution parle bas-breton », s’exclamait en 1794 le Conventionnel Grégoire. À bas donc le « communautarisme » linguistique ! Chouan un jour, chouan toujours… Ce jeu de rôles est usant.

Promouvoir le pluralisme linguistique de la France

Sur le plan des langues régionales, je reste pour ma part sur la position qui fut officiellement celle du Parti communiste français quand, en 1999, après la publication du rapport du socialiste Bernard Poignant sur les langues régionales, il appelait à ratifier la Charte européenne sur les langues régionales ou minoritaires. Le texte alors rendu public me paraît n’avoir pas pris une ride :

« Les langues de France dans leur ensemble sont une composante de notre patrimoine national : le reconnaître officiellement est un impératif démocratique ; il découle de notre attachement aux Droits de l’Homme ; il est une manière de dire que la diversité des langues et des cultures est une richesse, à l’échelle de la planète comme à l’intérieur de chaque nation. Aujourd’hui moins que jamais, on ne peut considérer que le déclin des langues régionales sert l’épanouissement et le rayonnement dans le monde du français, langue de la République. Au contraire, la protection et l’épanouissement des langues et cultures régionales sont une condition pour que la France continue de jouer tout son rôle dans le concert des peuples et des nations.
Notre position sur les langues régionales est conforme à notre conception de l’avenir de la France, de l’Europe et du monde. Elle découle de notre conception de l’homme et de sa liberté. Si nous ne voulons pas d’un monde standardisé, où la richesse des hommes est étouffée par les mécanismes appauvrissants de l’argent-roi et des États centralisateurs, il faut pousser le plus loin possible le développement de chaque personne. Tout ce qui permet à chacun d’être un acteur autonome et conscient de son destin doit être valorisé par la puissance publique. Le droit à l’égalité dans l’apprentissage et dans l’usage de la langue nationale comme de la langue régionale est en cela une pièce décisive de l’équilibre démocratique.
La France a besoin que se déploie sa diversité. L’Europe a tout à y gagner. Encore faut-il que cette diversité ne soit pas corsetée par les méthodes libérales qui font primer l’utilité financière immédiate sur les besoins à long terme du développement humain. Encore faut-il, par conséquent, que l’Europe de la multiplicité linguistique ne soit pas celle de Maastricht et d’Amsterdam, des politiques sociales rabougries et des États nationaux impuissants. Notre soutien à la Charte européenne sur les langues régionales est indissociable, à nos yeux, du combat pour une réorientation progressiste de l’Europe. Il en est un moment important. »

Cette position me paraît encore la seule qui soit à la fois juste, subversive et raisonnable. On ne peut certes nier les effets pervers de ce « racisme différencialiste » qui, depuis la « Nouvelle Droite » des années 70, a fait les délices des fourriers du Front national. Il est des manières de valoriser le particulier qui sont de simples machines de guerre contre l’universel. Mais il est impensable de répondre à ce particularisme d’exclusion par un universalisme tout aussi excluant. Car la réponse aux clôtures du particulier n’est pas dans la promotion de l’unique.

 La République ne devrait plus procéder de l’inculcation passive d’une norme, mais de l’intégration patiente du multiple.

Les habitants de France disposent d’une langue commune qui a la chance historique d’avoir participé à la construction d’un universel majeur, qui est celui des droits de l’Homme. Mais à côté de cette langue commune, il est d’autres langues de France qui, elles aussi, permettent à chacun d’exprimer sa sensibilité, ses désirs et ses projets. Le temps n’est plus où, pour tous les enfants de France, on pouvait croire – d’ailleurs à tort – que la promotion populaire du français passait par l’éradication des parlers autochtones. Nous savons aujourd’hui que c’est le contraire : l’épanouissement culturel passe par l’interpénétration des cultures et donc par le multilinguisme. L’acquisition de la langue commune et d’une ou plusieurs langues étrangères en est un élément clé ; l’apprentissage d’une autre langue de France, d’un usage non « utilitaire-marchand » – à la différence de l’anglais ou de l’allemand – peut y concourir utilement.

 Il est bon d’être cohérent jusqu’au bout. Comment revendiquer la diversité culturelle et linguistique dans le monde, face à l’hégémonie de l’anglo-américain, et la refuser à l’intérieur des frontières de la France ?

Ce n’est pas en niant la différence que l’on lutte contre le différencialisme. C’est plutôt le sentiment d’exclusion – et le mépris du régional en est une forme – qui produit le vertige de la séparation : on s’attache d’autant plus à une identité que celle-ci est niée par autrui. Dans un monde complexe, où le temps semble s’accélérer, la recherche de repères se fait plus vive, la demande de racines s’exprime sous toutes les formes. L’individu de demain ne sera pas sans appartenance ; il pourra choisir ses appartenances, les comparer et la combiner. C’est une chance. Mais pour que la combinaison soit harmonieuse, il faut que les appartenances soient tenues pour d’égale dignité. La régionale en est une ; il faut donc la respecter. Il n’y a pas en effet de commun sans multiples et sans égaux.
 

Une politique républicaine sereine de la langue aura d’autant plus de force qu’elle s’inscrira dans une conception cohérente de l’unité nationale, elle-même conforme avec le projet d’une société libre et solidaire.

Un tel souci interdit à la fois l’oubli et la répétition. Il ne sert à rien de répéter inlassablement les mots d’hier, sans jamais s’interroger sur les conditions de leur production. À ce jeu, ils finissent inexorablement par perdre de leur vigueur et de leur sens. La fidélité vraie implique l’audace du renouvellement, la continuité suppose la refondation, dans tous les domaines. Je plaide donc ici pour un jacobinisme de la pratique et non de la déclamation. Un jacobinisme refondé, retrouvant l’esprit décentralisateur des premiers révolutionnaires, portant l’exigence d’une décentralisation démocratique et égalitaire, tout aussi soucieuse de diversité (ce qui éloigne d’un certain « national-républicanisme ») que de solidarité (ce qui met aux antipodes de tout libéralisme).

 Je crois donc, pour tout dire, aux vertus persistantes de l’unité nationale ; mais une unité qui renonce aux mirages de l’uniformité ; qui rompe ainsi avec les habitudes d’une centralisation plus monarchique et bonapartiste que proprement jacobine.

Inutile de réécrire l’histoire.

Débarrassons-nous des vieilles légendes.

Le débat historique des Jacobins et des Girondins ne porte pas sur la forme républicaine de l’État, mais sur le moteur de la révolution.

Les Girondins ne sont pas plus décentralisateurs que leurs adversaires ; les uns et les autres considèrent que la République ne peut être qu’unitaire. Mais ils n’ont pas la même manière de penser la dynamique républicaine : la Gironde redoute la radicalisation populaire que les Jacobins appellent de ses vœux. Être girondin en 1793, c’est prôner une révolution modérée des élites, méfiante à l’égard d’une sans-culotterie trop ardente ; être jacobin, c’est privilégier l’alliance politique du peuple et de la bourgeoisie.

La référence à l’un ou l’autre camp, aujourd’hui, ne prédétermine en aucune manière la conception nécessaire du territoire national.

   Pour tout dire, il est dérisoire de se jeter à la figure les termes de centralisateur ou de décentralisateur.

Il est une centralisation que l’on doit récuser : celle qui, au nom de l’intérêt général, dépossède les citoyens de leurs choix. Mais il est une décentralisation qu’il faut abominer : celle qui confond le pouvoir local et le pouvoir des notables, la diversité qui est une richesse et l’inégalité qui est une plaie.

  Il y a, dans le jacobinisme historique, quelque chose qui heurte de front la pensée libérale.

   C’est ce qu’Alain Madelin appelait naguère « le dogme jacobin de la souveraineté nationale » qui, selon lui, s’identifiait au « Tout-État, le Tout-politique centralisateur et jacobin».

Pour ce libéral conséquent, l’État-nation et la souveraineté populaire forment un tout, qui contredit l’initiative de la société civile et la liberté absolue du marché. Pour libérer l’une et l’autre, il veut donc en même temps faire reculer le domaine public et faire éclater le cadre national.

Telle est la base de la décentralisation préconisée par cette famille dominante de la droite française : elle est à la fois le terrain d’éclatement de la loi nationale et l’espace privilégié d’une nouvelle alliance entre les notables et les socio-professionnels. C’est, pour le dire autrement, la décentralisation de la « bonne gouvernance ». Elle est le cœur de tous les projets de réforme territoriale depuis plus de vingt ans ; elle est en œuvre à l’échelon national, dans les pratiques jumelles du présidentialisme et de la dérégulation ; elle prévaut encore au niveau de l’Europe, avec la logique du Pacte de stabilité et les inégalités croissantes de l’Europe « des régions » ; elle a produit, dans tous nos territoires sans exception, la longue dégradation des services publics et la logique de la « compétitivité ».
On ne combattra pas cette conception de la décentralisation en criant, à tout bout de champ, au loup de la « fédération des régions » et du « néo-féodalisme ».

Un républicain conséquent, aujourd’hui, ne peut pas fermer les yeux sur ce qui installa une contradiction forte dans la tradition de 1789. D’un côté, le mouvement révolutionnaire de 1789 se construit contre l’absolutisme monarchique et il est par essence décentralisateur. Mais la crainte des privilèges, ceux des personnes, des corps comme ceux des territoires, est telle que, par principe, l’esprit public prend dès 1789 l’habitude de se défier a priori des « factions ». « La souveraineté est une, indivisible, inaliénable, imprescriptible ; aucune section du peuple, aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice », proclame la très peu jacobine Constitution de 1791. Dans son principe, la République récuse tout corps ou « coalition » et ne reconnaît en droit que des individus : les communautés particulières relèvent du privé ; toute reconnaissance juridique d’une fraction du peuple est une rupture du pacte fondateur, le doigt pris dans l’engrenage d’un communautarisme que l’on renvoie volontiers à la tradition anglo-saxonne et qui est réputé contraire à l’esprit de 1789.
  Chaque fois qu’a émergé, en-deçà ou au-delà de la nation, un espace d’organisation sociale cherchant à s’institutionnaliser, la première attitude des autorités fut celle de la méfiance et du refus.

  •    La commune n’accéda à la dignité politique qu’avec la Troisième République ;
  •    la région a dû attendre la loi de décentralisation de 1982 pour y parvenir pleinement ; quant au supranational, il n’est pas constitué en espace de démocratie politique.
  •    C’est au nom de la méfiance des fractions et de la distinction du privé et du public que furent longtemps repoussées la reconnaissance des partis politiques et la définition d’un droit social spécifique.
  •   C’est en leur nom, aujourd’hui encore, qu’est vilipendée toute reconnaissance d’un particularisme local. « La République reconnaît qu’il y a dans sa population des Corses, expliquait J.-P. Chevènement, quand il était ministre du gouvernement Jospin ; elle refuse d’y voir un peuple corse. »  Oublié, ce faisant, le salut chaleureux de Robespierre, le 24 avril 1790, à Pascal Paoli et aux « députés du peuple corse » !

  Ajoutons à cette habitude fondatrice une autre, plus tardive celle-là : celle qui consiste à penser que seul l’État est capable d’incarner l’intérêt général.

  Or si la crainte de la division du peuple est proprement révolutionnaire, la surévaluation de l’État l’est beaucoup moins.

D’abord parce qu’elle s’inscrit dans la continuité étatique et centralisatrice de l’Ancien Régime ; ensuite parce qu’elle se structure dans la phase la plus conservatrice de la Grande Révolution. Quand s’impose en effet la centralisation dite « à la française » ? Non pas dans la phase littéralement « jacobine » (la Constitution de l’an I reste décentralisatrice dans son principe), mais dans la phase franchement « bourgeoise » qui suit le 9 Thermidor. Ce n’est pas Robespierre qui installe le pouvoir absolu des préfets mais Bonaparte ; ce n’est pas le despotisme jacobin de la souveraineté nationale qui donne corps à la centralisation mais la peur des possédants face à la percée des sans-culottes et de leur « Sainte Égalité ».
Ne confondons pas la nation et l’État
J’en reviens à mon point de départ. Face à une conception libérale qui associe décentralisation et recul conjoint de l’État national et de la loi nationale, il est nécessaire d’opposer une conception de la République qui associe centralité de la loi et décentralisation des institutions, égalité et diversité.

Une conception qui cesse de suggérer que l’étatisme est la condition de l’unité nationale, que l’uniformité est la seule parade à la concurrence et que, au final, la tutelle du préfet est la seule garantie contre le pouvoir des notables.

  • 1. On ne peut pas continuer sans risques une conception trop abstraite et trop uniformisante de l’unité nationale, celle qui redoute que l’affirmation d’une différence ne soit en elle-même un ferment de désagrégation de toute solidarité.

Elle correspondait peut-être aux sociétés de la première industrialisation, celle de la démocratie immature, de l’instruction limitée des catégories populaires et des communautés rurales repliées sur elles-mêmes.

Même dans ses formes excessives, la centralisation républicaine classique a sans nul doute contribué à civiliser un capitalisme primitif au départ sans normes ni droits ; elle a installé en France un État de droit et les mécanismes collectifs de la redistribution. Elle a mis en place l’État providence à la française.

Il n’en reste pas moins qu’elle n’a empêché ni la tentation de la puissance – la domination coloniale en a été le paroxysme – ni l’hégémonie du marché.

Ce faisant, l’unité républicaine a atténué sans les résoudre les inégalités réelles, sous le drapeau de l’égalité juridique par ailleurs nécessaire des individus et des citoyens. Elle n’a empêché ni la spirale inégalitaire récente, ni le maintien des discriminations. En droit, elle répugne à la « discrimination positive », hier en faveur du monde ouvrier, aujourd’hui en faveur des femmes, des « exclus » ou des minorités de tous types.

Par l’uniformité de ses mécanismes, elle freine la prise en compte d’une évolution sociale qui a conjugué, sur plusieurs décennies, le double élan inséparable et positif de la massification et de l’individualisation.

  • 2. En second lieu, la tradition républicaine doit évoluer sur un point majeur : la question de l’État.

La délégation à l’État de l’intérêt général a pu être utile, soit pour ceux qui redoutaient la poussée démocratique du mouvement populaire, soit pour ceux qui ont vu dans l’État le moyen privilégié de ne pas laisser le champ libre aux appétits privés.

Il en est résulté une certaine fascination de l’État, qui a pu toucher à la fois une partie de la droite et une partie de la gauche.

Or cette fascination a toujours eu le défaut d’oublier que l’État centralisé a tout à la fois exprimé un certain intérêt collectif et concentré l’exercice des pouvoirs publics entre les mains d’une classe dominante.

Ajoutons qu’elle n’est plus, désormais, adaptée à une époque où le « développement humain » – cette notion que l’ONU oppose justement à la recherche prioritaire du profit – met au centre de toute efficacité, au cœur de toute régulation équilibrée le déploiement des capacités de chaque individu.

C’est parce que le capitalisme dit « de libre entreprise » dépossède le travailleur de toute possibilité d’intervenir dans le fonctionnement de l’entreprise que, contrairement aux apparences, il tourne le dos aux exigences de la productivité moderne.

C’est parce que les habitudes étatistes ont concentré les pouvoirs réels entre les mains de quelques-uns que la démocratie est en crise et que les citoyens se détournent de la chose publique. Face à la désagrégation sociale produite par le libre jeu des forces économiques ou face à la tentation des repliements particularistes, l’avenir n’est donc sûrement pas dans le renforcement de l’étatisme et de la centralisation à l’ancienne.

Nous voilà donc placés devant un dilemme redoutable :

  •  La logique marchande est par essence productive de concurrence et donc d’inégalité. Or l’inégalité est contradictoire avec la recherche du bien commun, de la chose publique, de la res publica par laquelle les êtres humains échappent à la horde et déploient leur humanité. Si nous renonçons à la valorisation de ce bien commun, la diversité constitutive des hommes se transforme en refus réciproque de l’autre ; la singularité nécessaire de chaque personne tourne le dos à la solidarité de chacun avec tous.
  • Mais si, de son côté, la logique étatiste peut contribuer à réduire les inégalités, elle le fait au double risque de l’uniformité et de l’aliénation. Pour être égaux, oubliez ce qui vous distingue et confiez votre destin à la sagesse tutélaire de l’État et de ceux – toujours les mêmes – qui en occupent les postes clés… C’est ainsi que l’on accorda au peuple les fruits d’une très relative redistribution, mais à condition qu’il renonce à être réellement souverain.

Au fond, ces remarques nous ramènent à notre point de départ.

En 1793, disais-je, c’est la conception de la révolution qui oppose les Girondins et les Jacobins et pas l’organisation territoriale. Le Girondin veut une révolution modérée des « élites » bourgeoises ; le jacobin veut une révolution radicale et populaire.

Sur ce point, la distinction de la Gironde et de la Montagne, de la radicalité et de l’esprit de compromis garde une certaine pertinence.

Face aux logiques délétères de la « compétitivité » et de la « gouvernance », il ne faut certes pas se réfugier dans un girondinisme qui s’identifierait à la « modération » des projets, qui postulerait l’impossibilité d’agit sur les mécanismes économiques du marché.

  Si l’on se laissait aller à cette pente, la décentralisation ne pourrait que s’accompagner d’une croissance des inégalités territoriales, d’un recul de la solidarité et d’une hiérarchisation régionale opposant les « centres » et les « périphéries ».

Sans la cohérence d’une loi supérieure, expression d’une communauté politique qui n’est aujourd’hui constituée qu’à l’échelle de la nation, la décentralisation pourrait bien devenir la forme institutionnelle de l’éclatement des marchés, tandis que l’institutionnalisation des particularismes substituerait, à la recherche de l’intérêt général, l’équilibre conflictuel et instable des communautés.
   C’est pour cette raison, je l’ai dit au départ, que je préfère me situer dans la continuité du jacobinisme historique, mais un jacobinisme fidèle à son esprit constituant plus qu’à une rhétorique un peu creuse évoquant la Troisième République, bien plus que cette Sixième République que nous allons bien devoir nous mettre à construire.

  Du parti pris jacobin originel, que peut-on retenir aujourd’hui ? Une triple affirmation :

  • la démocratie politique est le lieu par excellence où, sur la base de la confrontation et du conflit, se construit du commun et de l’intérêt général ;
  • ce lieu n’ignore pas la sphère privée, mais récuse la tyrannie des intérêts particuliers ;
  •  il ne se réduit pas à l’espace national, mais il ne peut en ignorer la primauté politique à ce jour.

Mais pour continuer l’esprit des origines, ce jacobinisme doit se ressourcer et, en particulier, il doit renoncer définitivement aux avatars bonapartistes qui ont été trop longtemps les siens. Car si la plupart des girondins laissent la part trop belle au marché pour que le commun puise se déployer, trop de jacobins d’aujourd’hui ont le tort de confondre le bien commun et l’État.

Une cohérence politique assumée
J’en tirerai trois conséquences :

1. Première conséquence : il nous faut formuler une conception moderne de l’unité nationale.

La tradition de 1789 a eu raison d’opposer à l’éparpillement néfaste du féodalisme l’empire unifié de la loi et du droit.

Mais elle l’a fait au travers d’une culture trop abstraite de l’universel : l’universel est ce qui se ressemble.

Disons-le autrement : il faut se ressembler pour se rassembler.

 Conséquence : la différence a été renvoyée à la sphère du privé, le domaine public ne connaissant que le semblable. Or, en maintenant cette distinction du privé inégalitaire et du public égalitaire, on a considéré comme naturelle la reproduction des inégalités et des discriminations. L’égalité en droit promise par la Déclaration des 1789 devait, dans l’esprit des Constituants, tenir pour inévitable l’inégalité de fait qui ne relève pas de son domaine. Je tends à penser que c’est cela qui est aujourd’hui au cœur de la crise démocratique.

Comment croire aux vertus de la participation démocratique, si la démocratie accepte la dévalorisation de fait de larges catégories de la population ? Et comment se sortir de cette situation si l’on ne s’attache pas à élargir le champ des droits de la personne, en reconnaissant sans entraves la dignité en droits des acteurs potentiels de la démocratie ?
Il ne faut craindre rien de ce qui contribue en pratique à réduire le champ des inégalités réelles.

La parité n’est pas une entorse à la loi commune : elle en fortifie les fondements en pratique.

Le Pacs n’a pas ruiné le Code civil : il lui a donné une nouvelle jeunesse.

La reconnaissance des droits civiques des résidents étrangers ne sape pas les bases du pacte républicain : elle lui ouvre de nouveaux espaces.

 La ratification de la Charte européenne des langues régionales ne mine pas l’unité nationale et la fonction politique de la langue française : en reconnaissant leur dignité aux langues de France, la République ne ferait que légitimer un peu plus sa propre langue face aux prétentions exorbitantes de l’anglais.

 Aucune crainte ne peut retarder ces choix. Ce n’est pas le communautarisme qui avive le désir de reconnaissance des groupes minorés ; au contraire, des banlieues délaissées à la Corse marginalisée, le déni de reconnaissance provoque le repliement communautaire.

Comment peut-on craindre aujourd’hui que la diffusion des pouvoirs contredise l’affirmation maintenue d’une souveraineté nationale ? C’est au contraire en prenant en compte l’ensemble des médiations qui peuvent faire de l’individu un citoyen, que l’on redonne toute sa place à l’implication civique ; c’est en donnant à chaque sentiment d’appartenance sa dignité que l’on refonde aujourd’hui la supériorité intrinsèque de la loi sur la convention et le contrat.
2. Deuxième conséquence : la démocratie est en panne parce qu’on a reculé trop longtemps le moment de son entrée dans un nouvel âge.

Ce n’est sûrement pas en concentrant un peu plus les pouvoirs, ce n’est pas par un surcroît de présidentialisme que l’on y parviendra.

Mais on n’y parviendra pas plus en revalorisant seulement la part de la représentation.

Bien sûr qu’il faut relancer la représentation démocratique, par l’extension du scrutin proportionnel, par le renforcement des attributions du Parlement, par le rééquilibrage de l’exécutif et du législatif. Mais cela ne suffira pas. Pour que la démocratie se relance, il faut qu’elle passe plus hardiment de l’ère de la représentation à celle de la participation, de la démocratie représentative à la démocratie participative. C’est en donnant plus de pouvoirs et de droits aux citoyens que l’on renforcera leur implication citoyenne, de l’échelon local à celui de la planète.
Et c’est en cela, parce qu’elle peut permettre de rapprocher les citoyens des lieux de délibération et de décision, que la décentralisation est un élément à part entière d’une refondation de la démocratie.

Encore faut-il que, dans son esprit comme dans ses formes, cette décentralisation soit rigoureusement démocratique. Encore faut-il qu’on la dégage de la dérive libérale qui l’a portée depuis tant d’années.

On voudrait nous faire croire que la seule conception possible de la décentralisation est celle qui conduit à réduire l’État « au minimum » en transférant une « gouvernance locale » aux collectivités territoriales, qui assumeraient les coûts et les responsabilités politiques, pendant que l’Union Européenne serait chargée de faire respecter par tous, y compris les collectivités territoriales, la loi généralisée de la concurrence.

Ce n’est pas la bonne méthode.

 Une vraie décentralisation doit articuler trois objectifs de même importance :

  • le droit des citoyens de gérer eux-mêmes leurs propres affaires, là où les questions se posent ;
  • le développement à tous les niveaux de toutes les formes de solidarités qui fondent l’existence d’une communauté ;
  • l’efficacité des gestions publiques adaptées aux enjeux de notre époque.

La concentration des pouvoirs tue la démocratie en dépossédant les citoyens de leurs choix ; mais la diffusion des pouvoirs sans la solidarité étouffe la démocratie en avivant la spirale inégalitaire qui rend sans consistance la possibilité d’un bien commun. En même temps que peut s’affirmer la responsabilité première de la collectivité décentralisée, doit se maintenir une responsabilité de l’État qui met en commun ses moyens (matériels, scientifiques et techniques, politiques…) pour garantir partout de la cohésion et de la cohérence.
 Une telle logique décentralisatrice ne peut donc se penser et se construire, de façon équilibrée, qu’à l’intérieur du cadre national, à l’échelle de la nation tout entière et pas à celle d’une seule de ses composantes.

Tout « statut particulier » peut être un piège, dès l’instant où il articule une conception de l’autonomie régionale séparée et le projet d’une concurrence interrégionale porteuse d’inégalités. Cela n’exclut pas la possibilité de traitements particuliers, le transfert de compétences et de moyens, la participation plus active des collectivités territoriales à l’élaboration de la loi, voire même des délégations partielles de pouvoir réglementaire et l’instauration d’une fiscalité propre. Mais à condition que toutes ces évolutions s’inscrivent dans le respect absolu de la solidarité nationale, ce qui suppose, in fine, que le dernier mot revienne à la loi, qui relève de la stricte expression d’une volonté nationale, soit directe, soit par l’intermédiaire des représentants.

3. La troisième et ultime conséquence que je tire de ces réflexions est que nous devrions prendre l’habitude de dire dans quelle conception de la société à venir nous entendons inscrire nos évolutions institutionnelles, et donc l’évolution de la décentralisation. Dis-moi quelle société est l’objet de tes choix, et je te dirai quelle décentralisation tu envisages de construire…

Si nous pensons que les inégalités sont naturelles et que la concurrence généralisée est utile, alors nous pouvons nous engager dans une décentralisation sans garde-fous, qui s’accommode de l’écart grandissant de richesses entre les territoires, qui considère que les maîtres de l’économie (les « socio-professionnels ») sont les mieux à même d’incarner à eux seuls l’intérêt général. Si nous pensons que la démocratie participative est un mythe et que l’ordre social suppose de concentrer l’intérêt commun au sommet de l’État, alors on doit renoncer à la décentralisation et confier à l’État central des « compétences » et à ses représentants locaux le soin de délibérer et de décider, sans se risquer à la pression d’une société jugée a priori « égoïste » et insensible aux vertus du bien commun.

Mais si l’on considère que la voie de l’avenir est dans l’élargissement de l’implication de chaque individu, si l’on considère qu’il n’est pas d’autre façon, pour construire du commun, que de partir des spécificités irréductibles de chacun, alors on préférera la voie d’une décentralisation démocratique, dans un cadre national maintenu, dans un cadre européen davantage soucieux d’égalité et de développement humain.

Dans tous les cas, cessons de nous draper dans les vêtements glorieux de passé. À la déclamation préférons la création, intéressons-nous moins au vacarme des mots qu’aux valeurs qui les font vivre.

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